L’art, axe central de la culture

Du pouvoir de l’artiste dans l’avènement de notre destinée

 

Photo : Maurice DemersPhoto : Réal Filion

Nous vivons actuellement au coeur même de la « Décennie mondiale du développement culturel » décrétée par l’UNESCO. La ministre des Affaires culturelles a emboîté le pas en créant un groupe-conseil qui devait « préparer à l’intention du gouvernement du Québec une proposition de politique de la culture et des arts ».
En guise de suivi à la publication du Rapport Arpin, on créa une Commission parlementaire pour définir les bases d’une politique culturelle au Québec. Parmi les principaux buts proposés, figuraient ceux de faire de la culture une mission essentielle de l’État, au même titre que le social et l’économique; de doter le Québec d’un ministère de la Culture; de faire en sorte que nous en soyons le seul maître d’oeuvre.
Suite à ces multiples démarches, j’avoue ma profonde déception face aux actions et aux réactions d’un milieu artistique et para-artistique totalement éclaté.
D’abord, les intervenants à cette commission ont plus souvent qu’autrement encore une fois occulté la culture au profit de la politique et de l’économie. Il semble qu’actuellement, au lieu de bâtir ensemble, nous soyons plutôt en train de procéder à l’autodestruction de notre politique culturelle.
Comme artistes, nous avons un rôle primordial à jouer. Tout en étant qu’un des fragments de la culture, l’art n’en est pas moins l’axe central. L’art est une activité transformatrice. Il a pour fonction de transposer, de métamorphoser et même de transcender la réalité d’un peuple. Il rend sensible son état d’être par l’expression de son état d’âme.
Avec l’aide de notre imaginaire, atrophié depuis trop longtemps déjà au sein de la société, nous pourrions ainsi faire notre part afin que tous ensemble nous sortions d’une situation d’impuissance et d’instabilité devenue chronique. Il est vrai que l’humanité tout entière traverse présentement une profonde mutation.
Encore faut-il, pour en sortir, sonner l’heure du réveil. Ne nous dirigeons-nous pas vers un nouvel humanisme que fera corps avec la nature et la culture, à travers une lutte constante visant à atteindre une sorte d’harmonie globale?
La culture n’est pas une évasion, un éloignement hors du monde. La culture est combat, engagement au coeur de la vie d’un peuple, nous a dit Aimé Césaire. Et l’artiste ici, s’est séparé de la société.

Dépossédés de leur pouvoir

Il est évident que sur le plan individuel, l’artiste d’aujourd’hui a atteint son but. L’oeuvre qui a été créée à travers lui, l’a du même coup créé individu autonome et libre; car en créant, l’artiste se crée avant tout lui-même. Mais il en est tout autrement en ce qui a trait à l’individualité qui elle, s’actualise dans une ouverture aux autres. L’individualisme du monde des arts actuels est la résultante d’une longue aventure qui a commencé avec l’avènement des temps modernes : à la Renaissance en effet, on sépara l’artiste de l’artisan.
Et puis, sa situation s’est modifiée en profondeur. Graduellement, avec la division du travail, l’artiste s’est éloigné de la civilisation dans laquelle il vivait. L’accélération de l’Histoire qu’a connu le XXe siècle a enfoncé le dernier clou au cercueil de cet individualisme qui caractérise présentement son agir.
En créant un art qui ne se réfère plus qu’à lui-même, l’artiste a ainsi acquis une sorte de pouvoir majeur sur un mini-univers clos. En devenant le tout-puissant maître d’oeuvre de son monde hermétique, il s’est « ghettoïsé » et a perdu tout pouvoir sur le plan socioculturel.
L’artiste n’est pas le seul à avoir réduit à ce point son champ d’action. Il est sur ce plan, accompagné de la génération du « moi » qui s’est répandue à l’échelle occidentale tout entière. Si comme le disait McLuhan, le message c’est le médium, la télévision et l’ordinateur personnel ont parfaitement réussi à isoler chaque individu dans son petit coin, lui reléguant comme seul pouvoir le fait de subir la situation actuelle, laissant ainsi à quelques décideurs, le soin de « bâtir » pays.
Il ne serait pas souhaitable; il serait même impossible de retourner à l’homogénéité du monde médiéval, où l’on oeuvrait dans l’anonymat et le nivellement des diverses disciplines. Aujourd’hui, l’évolution nous fournit d’autres éléments pour agir efficacement. De ce temps ancien, il nous faut retenir l’esprit qui a engendré l’union des « maîtres de l’oeuvre » et des « gens de l’oeuvre », dans un grand mouvement d’enthousiasme bâtisseur.
En cette ère actuelle du métissage des époques, retournons encore plus loin. Dans les sociétés premières, au temps où l’art n’était pas encore nommé, il servait de moteur pour énergiser chacun d’une force créatrice, qui lui permettait d’intégrer l’art à la vie à travers des rituels immémoriaux.
Dans l’ambiance des « tam-tam » électroniques, nous avons retrouvé ici cette mentalité au cours des années 60. Plusieurs nouveaux sentiers ont été défrichés; notre évolution culturelle a été extrêmement florissante. C’est durant cette époque qu’en oeuvrant collectivement, nous avons mis sur pied notre « projet de société ».

Comment sortir du ghetto

Au sortir des enclos linéaires de la modernité, nous nous dirigions vers le temps circulaire d’une réalité orbitale multidimensionnelle. Comment se fait-il qu’après avoir décloisonné toutes les disciplines et oeuvré au coeur du milieu de vie dans cette vision holistique de l’univers, nous nous soyons arrêtés là et que nous ayons vite réintégré nos tours d’ivoire?
Le but ultime de l’art n’est pas de réaliser l’autonomie de l’oeuvre. Il est plutôt dans la perpétuelle quête de plénitude de l’artiste. Et par la suite, dans son désir de communiquer à la collectivité, les fruits de la création que sont ses paradigmes, et ce, dans une interactivité épanouissante. L’art sert à favoriser le processus d’individuation de l’artiste, qui le fait passer du moi au soi. « La création artistique y devient ce par quoi les formes devinrent style. » ( Malraux, Le Musée imaginaire, p.162). Et ce style est l’expression même d’une personnalité.
Il faudrait désigner un vulgarisateur, une sorte de Fernand Séguin des arts, qui aurait pour fonction d’aider à éveiller l’imaginaire collectif et faire en sorte que tous soient en mesure de percevoir l’art actuel. Cela afin de dissiper certains malentendus, pour que le public ne prenne plus un siècle à décoder totalement la profondeur et la contemporanéité d’un message; comme c’est le cas avec les impressionnistes actuellement.
Pour établir des points de repère, il faudrait que ce « médium » revalorise les rites et croyances de notre nation par la connaissance des symboles qui permettent aux valeurs éternelles de se dévoiler dans les oeuvres d’art actuelles. Car si les symboles de base de notre langage n’ont aucun sens pour la population, nous crierons toujours dans le désert.
En développant leur sens d’appartenance dans le monde urbain actuel, en redéfinissant leur pouvoir social et en se concertant, les artistes pourraient arriver à certains consensus et contribuer fortement à élaborer une politique culturelle qui nous appartienne. Ce qui pourrait aider à tracer, en cette heure cruciale pour notre nation, la voie de l’excellence qui nous mènerait sur le chemin de notre accomplissement à la fois personnel et collectif.

Maurice Demers
Le Devoir, 18 janvier 1992
Des idées, des événements