Machines-sculptures

 

machines-sculptures 

Nous sommes en mars 1968. Le coeur drogué d’espérance, j’invite la population tout entière à venir explorer ma planète « Futuribilia ». À l’intérieur de la carte d’invitation, je fais parvenir à chacun une pilule « magique » que je surnomme : particule de planète. Le temps est à la fête, tous sont invités à venir célébrer un monde nouveau.
La réalisation de ces environnements « futuribles », peuplés de machines-sculptures, est le fruit d’une succession de prises de conscience face à la nature duelle du déclin d’une époque (la modernité) et de la naissance d’une autre la postmodernité. Cette conscientisation me permettait d’unir culture savante et culture populaire, en cette décennie de l’utopie.

machines-sculpturesLa capsule spatiale « Altaïr II » in « Futuribilia » 1968 © Photo : Antoine Désilets

Oeuvrer hors les murs
Après avoir palpé entre mes doigts la mort de l’objet d’art, après m’être senti étranger au monde des arts officiels, j’ai constaté que je devais m’orienter différemment. Que je devais délaisser les cours de métal rouillés, menant à une sculpture que je trouvais décadente. Qu’il me fallait apporter une présence humaine dans les lieux froids et désincarnés des musées et des galeries de ce temps. Étant convaincu que l’art devait retourner à sa source, en plein coeur de la vie quotidienne, je choisis d’oeuvrer hors les murs, en pratiquant une orientation alternative.
Une décennie avant l’heure de l’apparition de l’informatique, où chacun rêve de posséder son ordinateur personnel, l’art ne devait plus être pour moi objet de production et de consommation. Sous les ailes d’Hermès, l’art serait dorénavant langage, communication.
Les portes de mon atelier s’ouvrent et soudainement, d’étranges machines se mettent au service d’une population. Les gens sont même émerveillés d’entrevoir, dès leur entrée dans un espace-lieu environnemental, un robot qui les accueille en leur adressant la parole.

Sortir de la tradition
Dans son texte intitulé La machine un nouveau modèle? Francine Couture nous fait voir jusqu’à quel point la sculpture-machine qui surgit soudainement à cette époque, « rompt avec les disciplines artistiques traditionnelles. » (Technologie et art québécois 1965-1970. Cahiers du Département d’histoire de l’art, Université du Québec à Montréal, 1988, p.8). Ces sculptures cybernétiques nouvelles sont ignorées par la plupart des critiques d’art. Elles sont en rupture totale avec le style « matiériste » de la sculpture abstraite, déjà traditionnelle de l’époque, et qui porte toujours la trace de la patte de son créateur.
Les nouveaux matériaux que j’emploie sont lisses et en eux-mêmes impersonnels. Il est donc impossible que l’artiste y laisse une empreinte d’ordre physique. On devra dès lors se tourner du côté mental et considérer cette approche davantage conceptuelle. Car, s’il est question de trace, il ne s’agit plus de la patte, mais de l’esprit de l’artiste. Et tous les critiques qui « jugeaient » les machines-sculptures avec des critères traditionnels ont été déboussolés et n’ont pas compris ce qui se passait.
L’habileté manuelle, si hautement valorisée au XIXe siècle, ne compte plus. Le fait de ne plus accorder d’importance au faire de l’art, mais plutôt à sa remise en question, de privilégier la conception de l’oeuvre plutôt que sa réalisation, nous a amené à une conclusion importante : en cette fin de siècle, on abolit toute hiérarchie entre un produit artisanal, artistique et même industriel. C’est pour cette raison qu’artisanat, design et sculpture sont aujourd’hui considérés sur un même pied.
La création de nouvelles machines-sculptures dans les espaces ouverts et multidirectionnels des environnements nous projette dans des mondes nouveaux. Et, sur un autre plan, l’univers issu de l’invention de la perspective s’évanouit. En art comme dans la vie, la perception stable, linéaire et unidirectionnelle de l’environnement éclate. La conquête et l’expression de l’espace-temps de l’être humain deviennent multidimensionnelles. La perception du temps n’est plus unique, mais multiple, car simultanément tout est actuel. Nous ne nous dirigeons plus maintenant en profondeur vers un point de fuite sur une ligne horizontale, mais simultanément vers une multitude d’horizons nouveaux, qui s’ouvrent dans toutes les directions. « Tout ce qui était polaire et axial, dit Beaudrillard, est devenu orbital et nucléaire [...] tout ce qui était perspectif et relationnel est devenu tactile et involutif ».

Vaincre le paradoxe art/anti-art
Sortir des lieux ghettoïsés de l’art traditionnel pour s’insérer dans le milieu de vie; créer des machines-sculptures qui relèvent de la science, de la technologie et des nouveaux matériaux industriels; faire appel à la participation des gens sous forme ludique; les projeter dans un environnement interactif et multidisciplinaire; faire en sorte que l’objet d’art devienne sujet d’art, c’est remettre en question beaucoup de choses, et en particulier l’art, la vie et le rôle de l’artiste au sein de la société. C’est créer des oeuvres qui relèvent autant du non-art ou de l’anti-art que de l’art lui-même, puisque cela rejoint l’esprit des sociétés où l’art n’était pas encore nommé. Cette atmosphère d’hybridation de styles, de disciplines, d’époques et de matériaux nouveaux, m’offre aussi l’occasion de réactualiser certains gestes des Constructivistes et des Dadaïstes lors des premières décades du XXe siècle.

Il m’apparaît qu’à l’origine de mouvements révolutionnaires en art, il y ait toujours eu au moins un élément entièrement nouveau, qui relevait de l’anti-art. Le temps atténue continuellement ces contradictions et l’on réalise que par là les frontières de l’art sont continuellement repoussées.

Et l’art vainc toujours, malgré ses multiples condamnations à mort (particulièrement au cours de notre siècle). Avec le recul du temps, je me rends compte que l’anti-art a permis de faire la preuve de la nécessité et de la réalité de l’art : il l’a rendu encore plus réel.

La machine, un instrument de libération
Au cours des années soixante, l’ambiance générale est à la révolution. La fièvre de la libération envahit ceux qui sont atteints d’un virus d’une nouvelle société à faire naître : je suis l’un de ceux-là.
Sculpteur en début de carrière, je croyais qu’à un si grand moment de l’histoire de sa communauté, un artiste se devait d’être investi d’une responsabilité sociale. Et j’ai choisi la machine pour communiquer mon message, d’ordre socioculturel. La machine deviendra pour moi un outil, un instrument de libération. Dans le contexte de cette époque, elle se métamorphosera au début en outil de désaliénation, puis graduellement en instrument de conscientisation.
À l’heure du déclin d’une société de consommation à sens unique, je lutte pour atteindre l’accomplissement humain. Je constate que dans notre système de consommation de masse, l’individu a trop souvent un rôle vicariant; qu’il vit sa vie par personne et même par objet interposés. En redécouvrant son pouvoir créateur, l’être redevient puissant. Lorsqu’il décide de se lever, l’homme qui crée s’approprie la réalité et tente de la transformer. Parce que l’art véritable n’est pas un effet, mais une cause.

Une participation authentique
Le spectateur-participant fait partie intégrante de cette sculpture spatiale qu’est l’environnement; à un tel point que sans sa présence elle ne peut prendre son envol. J’ai constaté qu’il y avait trois niveaux pour atteindre la participation totale : le physique, le psychologique et le spirituel. Cette approche m’a permis de concrétiser l’idée que le médium c’est le message.
La participation physique, corporelle ou biologique est l’étape primaire. L’être tout entier est sollicité et non seulement la vue. Ici, la personne regarde, touche, sent, goûte et écoute; cela dans le but de favoriser une compréhension nouvelle et plus intime de la réalité. Elle expérimente l’homme corporel total, et transforme ce dernier en sculpture vivante.
Atteindre l’être des profondeurs, c’est s’orienter vers la participation psychologique. C’est rendre l’action et la conduite de l’homme (ces nouvelles « matières » en art) signifiantes, afin que ces machines ne soient pas que des gadgets. C’est aussi oeuvrer à déchiffrer l’inconscient dans le but d’en faire surgir une imagerie libératrice. Cela en vue de créer des oeuvres qui favorisent un éveil de la conscience et une prise en charge, de la part de chacun, de ses propres potentialités créatrices.
Le comportement du participant à l’intérieur de ces machines-sculptures active son imagination. Et comme cette dernière a valeur d’anticipation sur la réalité, la personne en tentant de dévoiler l’insondable, lui fait prendre forme, couleur et mouvement de son devenir. Ici, nous atteignons le sens profond de la contemporanéité dans ce domaine, en ce sens que nous traitons non plus de ce qui est donné à voir ou à faire voir par l’oeuvre, mais de ce qui est donné à vivre et à faire vivre dans l’oeuvre.
À travers l’environnement global, à la façon d’un alchimiste contemporain, je réalise par la mise à feu de mes fusées, une sorte de transmutation de la matière qui me conduira vers un art humain. Le robot en mouvement, par ses oscillations, sa transparence et sa circulation à vive allure, m’a permis de dématérialiser la sculpture. En embrouillant l’espace et en passant à travers les murs, il a transformé le lieu en un environnement immatériel. Cette sculpture-machine, par la froideur de ses matériaux, la sécheresse de ses lignes et surtout par la non-signifiance de l’objet seul, exprime la mort de la transcendance dans l’objet d’art. Pour faire revivre la transcendance, j’accomplis un transfert, c’est-à-dire que je réalise le passage de l’objet-d’art au sujet-d’art. Dans ce lieu, nous accédons à un mode de participation d’ordre spirituel. À certains moments privilégiés, face au vide et au silence absolus, l’être humain prend possession de son espace intérieur : il devient le lieu de l’art.
En accordant la primauté à l’apprentissage de nouveaux modes d’être et de vivre, dans ces environnements participatifs, le créateur renverse totalement la finalité de l’oeuvre d’art conventionnelle. Il fait en sorte que le participant vive l’envers du fonctionnement de la société de consommation, axée sur la productivité, l’efficacité et la rentabilité. L’environnement interactif vise l’être de qualité; il n’est pas conçu pour rendre l’humain possesseur, mais créateur. Non pour qu’il désire un plus-avoir, mais un plus-être. En ce sens, et selon une influence orientale, le processus de l’oeuvre devient plus important que le produit fini. Le cheminement vers l’accomplissement total est primordial; il en est l’axe central. Il ne s’agit plus d’un art à vendre, mais d’un art à vivre. À l’image de la vie, l’art devient un cheminement perpétuel vécu intensément. Un art vivant qui devient processus-créateur.

L’art fait irruption dans le réel
Depuis que le choix de l’artiste a provoqué « le baptême artistique de l’objet     usuel » le Ready-made (Pierre Restany, « Le nouveau réalisme », p.27), le réel quotidien a fait irruption dans l’art. Je crois que le geste de Duchamp de présenter un porte-bouteille ou un urinoir comme sculptures, en les choisissant, en les plaçant dans un nouveau contexte et, par le fait même, en leur donnant un sens nouveau, précédé d’une nouvelle attitude mentale, a été le phénomène le plus révolutionnaire de l’avant-garde de la première moitié du XXe siècle. Il a servi de paradigme aux néodadaïstes des années cinquante et soixante.
Cette approche a été mon point de départ, mais je sentais le besoin de l’élargir. Partir du réel, « du matériau objectif brut » et le transposer, voilà ce qui m’intéressait en un deuxième temps. Puis survint l’étape la plus importante pour moi, celle de démocratiser l’art. Ce qui m’apparaissait nouveau cinquante ans après le geste de Duchamp, ce n’était plus que le réel fasse irruption dans l’art, mais que l’art fasse irruption dans le réel. De cette façon, la boucle était bouclée, le cercle était complet.
Un aspect nouveau pointe à l’horizon : l’objet fictif du monde des arts s’infiltre dans le réel quotidien de l’homme. Métissés, ils créent d’étranges liens qui m’apparaissent comme de nouveaux artefacts culturels sur le plan de la vie quotidienne, formant ainsi une nouvelle esthétique de la quotidienneté.

machines-sculptures« Les mondes parallèles » 1969, Sphère de conditionnement © Photo : Marc-André Gagné

L’art de la cybernétique, cet art immatériel, est un des éléments de base qui m’a permis de créer des oeuvres interactives. À la fois art et science, elle prolonge le cerveau de l’homme; elle participe donc de la conscience en étant un de ses instruments. Dans ces environnements, une incroyable chimie entre en action; qu’elle soit d’ordre biologique, psychologique, spirituel, social, technologique ou informatique. Cette discipline relativement nouvelle (la cybernétique a été créée en 1948 par Norbert Wiener), appliquée à l’art, offre l’occasion à l’artiste d’exercer un contrôle synergique sur certaines situations, en atteignant une maîtrise de l’espace-temps. C’est un contrôle simultané et instantané, pour une plus grande emprise sur la réalité. Par la rétroaction, elle nous aide à étudier les effets sur la cause et à ajuster continuellement notre tir afin de communiquer toujours plus efficacement. Pour atteindre cet objectif, j’ai dû concevoir trois nouveaux types de scénario : une structure de base, une planification des éléments de la mosaïque dans l’espace, et une programmation rythmique et sensorielle dans le temps.

Avec l’aide du biofeedback, le créateur fait un pas de plus en amorçant la maîtrise des comportements humains. Il met en relation des cellules vivantes avec d’autres cellules vivantes, par l’entremise de la machine. Dès que le « bio » logique entre en ligne de compte, les choses se complexifient énormément. L’artiste « joue » ici avec cellules et des ondes cérébrales; donc, avec ce qu’il y a de plus intense comme élément vivant. Sa conception et sa réalisation consistent en des arrangements spatio-temporels de pensées, de rêves imaginés, d’espoirs, de souvenirs ou de fragments de mémoire, à partager, à métamorphoser. Il met en branle une mixité d’éléments réels et imaginaires de même qu’il s’aventure dans de multiples perceptions qui déclencheront des sentiments nouveaux. Avec toutes ces données, l’artiste explore la nature des interactions, qu’il tente de mener vers des « états de conscience magnifiés ». C’est là, dans ces espaces et ces lieux intemporels et difficilement palpables, qu’il oeuvre lorsqu’il sculpte l’intériorité; lorsqu’il crée des créateurs.

Maurice Demers
Revue ESPACE, Vol 2 no1
Printemps 1991, p.10 à 13.