Maurice Demers et l’environnement

Le théâtre et l’animation culturelle

Maurice Demers et l’environnement« l'Amour humain » © Photos Réal Filion et montage Maurice Demers

Avec des lieux scéniques dispersés dans toute la salle, des cages, des projecteurs et des sculptures, avec un orchestre rock, un violoniste et des comédiens, des films et des diapositives, on peut faire, à peu près, n’importe quoi! “ Plutôt tout ou rien ” dirait Maurice Demers le concepteur de cet environnement, où tant de données hétéroclites se rassemblaient dimanche soir dernier à la salle St-Louis de France. “ Tout ” si les conditions idéales sont réunies, et, “ rien ” si l’on assiste à un “ environnement ” comme l’on assiste à une pièce de théâtre.
Beaucoup plus loin
Qu’est-ce qu’un environnement? Pour les profanes (dont je suis) l’environnement semble habituellement réservé à un domaine bien précis : celui des arts plastiques. Oh, bien sûr, il y a déjà eu, sur des scènes de théâtre, des tentatives pouvant s’apparenter de près ou de loin à l’environnement : l’on greffait sur le spectacle une bande musicale (musique électronique de préférence), l’on mettait ça et là, sur scène quelques sculptures “ Avant-gardistes ” et le tour était joué. On pourrait donc sommairement définir l’environnement comme une tentative multidisciplinaire, comme une sorte de happening un tantinet snob. Pourtant avec le groupe de Maurice Demers, l’expérience est poussée beaucoup plus loin : elle rejoint une dimension globale qui tient, à la fois, de l’animation sociale et de l’animation culturelle.
Ainsi, dans “ l’Amour humain ”, le spectacle se joue à un registre bien particulier : de fait, le spectacle comme tel n’existe pas. Aucun texte préétabli, aucune mise en scène préalable : seuls des micros circulent pendant que, sur une des estrades dressées aux quatre coins de la salle, un couple essaie de définir ce que peut être le bonheur. Puis, le dialogue s’étend et les questions fusent de sorte que bientôt les projecteurs se braquent sur la salle où la discussion se poursuit avec l’apport des animateurs. Tout à coup, les lumières s’éteignent : seule une cage métallique, située en plein centre de l’aire de discussion, est éclairée. Un prisonnier y explique que, pour lui, l’amour humain est devenu une force oppressive. La discussion reprend. Puis, l’orchestre rock prend la relève après qu’un autre tableau ait raconté les déboires d’une mère célibataire, ou encore, d’un homme et d’une femme de quarante ans face au phénomène de la contestation. Toujours, la salle réagit, discute, élargit le sujet traité par le tableau et repose le sempiternel problème de la liberté dans une société de consommation qui aliène les principaux droits des travailleurs.
Tentative particulièrement intéressante, l’environnement de Maurice Demers pose des questions finalement très importantes. Certains puristes diront peut-être que l’expérience tient beaucoup plus de l’animation sociale ou de la dynamique de groupe que du théâtre, mais quand on assiste à tant de spontanéité, à tant de participations authentiques, le problème ne se pose même pas : les distinctions traditionnelles s’effacent bien vite pour faire place à un enthousiasme qu’il est difficile de réfréner. Enfin, la barrière entre le spectacle et le spectateur a été brisée; enfin, ces deux entités, habituellement si disparates et si radicalement opposées, se confondent de façon presque parfaite. Si là était le seul mérite de l’environnement comme genre, ce serait déjà beaucoup : que le spectateur fasse enfin partie du spectacle au-delà de toute convention, cela tient presque du miracle si l’on jette un coup d’oeil rapide sur ce qui se passe habituellement sur nos scènes montréalaises. Cependant, là ne me semble pas être le seul avantage de l’expérience : l’environnement est, d’abord et avant tout, une sorte de psychodrame qui permet à une collectivité de s’exprimer en toute liberté et de prendre conscience de ses problèmes. C’est d’ailleurs par l’expression “ conscientisation ” que Maurice Demers résume sa tentative : pour lui, l’environnement doit aboutir ou du moins tendre à une prise de conscience. Au moyen de la fusion totale de tous les éléments du “ spectacle ” fusion qui doit insuffler le rythme profond de l’événement, le spectateur participant ne peut que se sentir impliqué dans ce reflet fidèle du monde qu’il habite et, de ce fait, déboucher sur une prise de conscience de ce milieu aliénant. Au-delà des résultats éminemment positifs d’une telle expérience, l’environnement pose également des problèmes concrets aux théoriciens du théâtre puisque c’est là un “ genre ” qui reprend, après trois ou quatre siècles d’interruption, la tradition du théâtre comme jeu collectif. Face au théâtre de classe qui a cours aujourd’hui il est primordial que l’on prenne conscience de l’importance d’une telle initiative; il serait temps que l’on donne droit de cité à un type de théâtre qui réussit à faire ou plutôt à refaire ce que tous les directeurs de troupes cherchent à réaliser depuis que le théâtre existe : un théâtre authentiquement populaire. Plus qu’un souhait, c’est là une réalité qui s’impose.

Michel Bélair
Le Devoir, 27 mai 1970.