Un art humain

Un art humain© Photo : Réal Fillion

En oeuvrant dans le milieu artistique, j'ai désiré que les artistes sortent de leurs antres ou de leurs ghettos, dans le but de mettre l'art au service des citoyens de nos communautés, voire au service de l'humanité tout entière. Pour ce faire, je me suis intégré dans certains quartiers de vie de ma cité, je suis même allé jusqu'à me présenter dans les grands salons — qu'ils soient bleus, rouges ou incolores — de la politique. En m'engageant dans des luttes féroces, j'ai livré bataille pour la reconnaissance des droits des artistes, pour la promotion de la liberté d'expression, pour la valorisation de l'art et pour la primauté de la culture.

Lors de la création de mes oeuvres environnementales, j'ai aspiré voir l'individu de ce temps, non plus comme un objet, mais comme un sujet d'art. J'ai fait en sorte qu'il se métamorphose en matière première de l'art. Le citoyen sujet devenait alors, à mes yeux, agent actif d'une désaliénation, dans un univers d'une froideur sidérale. Devenir acteur de la société en marche, se personnaliser, se dresser en tant que créateur et entreprendre de changer le monde, voilà le but recherché à travers mes travaux pour que tous puissent s'épanouir et accomplir leurs destinées. Au coeur de grandes fresques vivantes, la pratique artistique représente, dès cet instant, une ultime présence au monde. Cela dans le contexte d'un nouvel art de vivre. Cet agir a provoqué, par une sorte de création d'architectures éphémères, une croissance prodigieuse de l'art et de la pratique artistique.

Au cours de l'époque charnière des années 1960 et 1970 nous avions la tâche, et cela je le ressentais dans tout mon être, d'engendrer une ère nouvelle pour un individu nouveau à la veille du troisième millénaire. Le drame cosmique au sein duquel nous étions projetés l'exigeait. Pour parvenir à la réalisation de cet immense projet, trop lourd pour reposer sur les épaules d'un seul individu, je n'avais pas le choix, il me fallait entreprendre d'instaurer le « nous » créateur d'où émerge une force, une puissance collective auxquelles personne ne puisse résister. Tâche extrêmement difficile à accomplir. Si pour plusieurs j'ai semblé déconstruire, ce fut en fait pour mieux construire. Construire quoi? Un monde à hauteur d'Homme. Cela est survenu lors de la production de mes oeuvres, quand l'art s'est fait vie.

Ce ne fut pas sans grandes souffrances et parfois sans grandes joies que j'ai tenté d'y parvenir. Ce formidable élan s'avérait viscéral. Il jaillissait non seulement de mes pensées, mais, et surtout de mon coeur, de mes tripes et de mes reins. Pour unir les artistes, ces êtres solitaires depuis des siècles, je les ai regroupés durant de grands moments dans les abbayes d'Oka et de Saint-Benoit du lac. C'est ainsi à la suite de réflexions profondes que nous avons entrepris des dialogues féconds. Pour démocratiser l'art, j'ai créé un atelier-laboratoire qui est devenu une plaque tournante du monde artistique à Montréal et qui fut fréquenté et même vécu par un grand nombre de citoyens. Entourés d'ailes suspendues un peu partout, de même que de sculptures cybernétiques en trans ère spatiale, il s'agissait de se préparer, par un processus d'apprentissages, à entreprendre le deuxième grand envol de la modernité que fut la postmodernité. En outre, afin de rendre l'art accessible, je me suis infiltré, durant des années, au cœur de la quotidienneté des gens de chez nous. J'ai travaillé à abolir les hiérarchies sociales. J'ai uni art savant et art populaire. Et par une multitude d'écrits, j'ai tenté de faire connaître ces nouveaux développements, considérant qu'il était essentiel de révéler cette vérité historique.

Sollicité par des artistes, des universitaires de maintes disciplines, des travailleurs, des femmes engagées, des étudiants, des mères de famille, des gens du troisième âge et combien d'autres, j'ai réussi à les intégrer au coeur de mes projets. Malgré toute l'harmonie que nous avons rencontrée, que nous avons semée, ce ne fut pas sans heurts que j'ai défié les normes établies depuis des siècles dans l'univers des beaux-arts. Il fallait s'attendre à de fortes oppositions. Au niveau social, j'ai désiré, et c'est devenu contagieux, de faire renaître la mentalité du villageois dans une nouvelle nature urbaine où les citadins vivent dans l'isolement. Cela après des millénaires de vie commune dans les villages où tous se connaissent, se rencontrent, fraternisent et s'entraident. Ensemble, nous avons dirigé nos efforts pour une société plus juste, pour un monde égalitaire et fraternel, pour l'émancipation des travailleurs, pour l'arrivée d'une Ève nouvelle, bref pour la venue d'une société autre où tous les citoyens auraient la possibilité de vivre heureux et de s'accomplir. C'est en ce sens que pour moi l'art devint utilitaire. Tout cela survint à la suite de méditations en grande solitude, qui engendrèrent des environnements inter et multidisciplinaires, provoquant ainsi des ondes de choc qui ébranlèrent des quartiers complets de la ville de Montréal (Plateau-Mont-Royal et Ahuntsic). Ces tournages collectifs mirent en scène intégralement des expressions explosives de l'inconscient collectif québécois, de même que la situation historique d'événements mémorables vécus par l'Homme de ce temps. Ils permirent également de donner lieu aux plus grands rassemblements de créateurs québécois à l'oeuvre, et surtout au service de la communauté québécoise, sur la place publique.

En vue d'un retour aux sources régénérateur et à la fois en mémoire des peuples anciens où l'art rythmait la vie quotidienne, j'ai aspiré, en un tout premier temps, redécouvrir le sens sacré du jeu et de la fête. Ce fut, je crois, les éléments basiques qui, à travers des rituels contemporains, m'ont permis d'instaurer des paradigmes et des archétypes nouveaux à l'heure de la naissance de l'art contemporain. Ces images occasionnèrent des preuves d'existence de notre identité débutante en tant que Québécois. L'interaction, la conscientisation, la participation et la création furent les outils principaux pour parvenir à mes fins. L'environnement Futuribilia créé lors d'une transformation totale de mon atelier en première cyberplanète à l'échelle planétaire, ainsi que Les Mondes parallèles à Terre des Hommes me fournirent l'occasion, avec l'aide du jeu qui peut s'avérer si populaire, d'entraîner les gens dans une pratique artistique inspirante. Durant des mois, des écoles entières ainsi qu'une population nombreuse fréquentèrent ces lieux. Les médias de masse collaborèrent fortement, à l'époque, à cet état de fait. Constatant que les gens se sentent projetés dans un ailleurs fantastique où tout un chacun trouve l'occasion de réaliser ses rêves, j'ai ressenti alors le grand bonheur de vivre la naissance d'une démocratie participative émanant d'une intelligence collective et flairant un futur libérateur. Travailleurs, L'Amour humain, Femme, Appelez-moi Ahuntsic et tous les autres environnements que j'ai inventés s'incrustèrent davantage au coeur de la société en vue d'une Révolution de la quotidienneté, tel que l'avançait le grand sociologue et participant Marcel Rioux. Mes oeuvres se trouvèrent alors intimement liées, avant tout, aux mondes des arts visuels, à une exposition universelle, puis à la science pure, aux sciences humaines, aux nouvelles technologies et à la vie quotidienne, à une forme originale d'écriture, à l'éducation, au monde syndical, à celui des affaires, au théâtre, à l'engagement social et politique, etc. Ainsi, la force et la puissance de la création collective me prouvaient la grande nécessité d'agir ensemble, pour l'obtention d'un monde plus vivable créé avec, par et pour tous. Au sein d'une authentique démocratie, l'art de vivre ensemble eut de grandes répercussions. Il est amplifié de nos jours par les nouvelles technologies numériques, en particulier à travers les médias sociaux, engendrant ainsi le nouveau printemps de la démocratie contemporaine. Je crois que cette orientation sans précédent est engagée définitivement sur la voie du non-retour. Elle témoigne d'un agir enchanteur, en référence à la longue période d'un récent désenchantement.

Maurice Demers
Août 2011