Un théâtre où apparaît l’ÈVE FUTURE

Le thème est brûlant d’actualité.
Le spectacle“Femme”, conçu par
Maurice Demers, offre l’occasion
d’une redéfinition de la femme.

Un théâtre où apparaît l’ÈVE FUTURE« Femme » © Photos Jacques Bourget

La position du problème féminin a donné lieu, au cours de ces dernières années, à de multiples prises de position et soulevé autant de passions que les plus graves problèmes politiques de l’heure. Un spectacle sur ce thème, réalisé par un jeune concepteur québécois, Maurice Demers, et produit par le Groupe du Studio du Centre National des Arts à Ottawa, était présenté au cours du mois d’avril, dans cette ville. Il manifestait clairement d’une volonté de poser le problème de la femme dans notre milieu, en plus d’être l’occasion d’expérimenter un nouveau type de participation au théâtre. Ne se contentant pas du contexte bien connu de discussions débouchant vite sur des clichés ou des slogans à l’emporte-pièce, le spectacle tentait surtout d’apporter une dimension dramatique au problème et de situer pour le spectateur, la libération féminine à un niveau émotif qui permette une nouvelle réflexion, un nouveau regard sur la question.
Le schéma de l’oeuvre est ambitieux, sinon nécessaire, puisqu’il implique le cycle complet de l’existence; il part de la naissance et passe par la mort pour atteindre au soi véritable par la catharsis. Il fait appel à de multiples disciplines : musique de Claude Vivier et expression corporelle réglée par Frank Canino, prédominantes dans l’oeuvre et des décors réalisés par trois artistes :d’Irène Chiasson, les gonflables, d’André Fournelle, la porte métallique, et de Michel Catudal, divers éléments dont le cheval mythique inspiré de l’art africain. Le premier tableau nous plonge dans l’atmosphère du monde à son matin le plus sombre; c’est l’état foetal et la lutte pour naître. À l’intérieur de gonflables-matrices transparentes, la femme est aux prises avec la tension d’une vie encore impossible. Et la fragilité de cette respiration, l’irrégularité de la pulsion instinctive qui cherche à assumer le souffle de vie, trouve son expression à la fois dans le geste des danseuses, et dans la plainte étrangement égarée et monotone, puis soudain sourde et tendue de la flûte traversière, le plus ancien des instruments. Le musicien du haut de sa fragile balançoire, nous renvoie une musique qui semble flotter sur un monde âpre et désertique. Nous sommes avec ce tableau ramenés à l’environnement et au type d’expression propres au pré-théâtre. Le langage n’est pas né; la conscience du spectateur n’est atteinte que par le geste. Et cette intense respiration collective devient le lien nécessaire entre le spectateur et le jeu qui se déroule.

La femme d’aujourd’hui
Bien sûr, vu à la lumière des mouvements de revendication contemporains, le choix du sujet de la femme trouve déjà une ample justification. Mais si on envisage, comme Maurice Demers le définit, de reformuler le principe de la féminité présent en chaque être et de montrer sa nécessité dans l’élaboration d’un monde nouveau, ce thème apparaît alors comme nécessaire. Il pose que le monde est sous le contrôle et l’autorité de l’homme, celui-ci ayant accaparé et réclamant pour lui seul, les privilèges de la force et de la raison. Successivement et selon les rites proposés, la femme subira l’échec : la cérémonie de la maîtrise du feu, et la mutilation du cheval mythique lui confirmeront son impossibilité de rejoindre l’homme et d’atteindre l’autonomie. La femme admet ici son infériorité et avec les rites de la soumission se poursuit la célébration de la femme-objet. Encore plus, la femme, prisonnière d’un monde dominé par la guerre, se trouve lésée jusque dans sa seule fonction permise : l’enfantement et la maternité. La catharsis, après la mort, s’ouvre par la position du problème féminin — et ici, nous nous retrouvons dans l’Amérique d’aujourd’hui — par une “ épouse-mère de famille ” et une “ travailleuse — mère de famille — féministe ”. Le plaidoyer anti-féministe trouve son argument de base dans le mariage, seule vocation féminine, le définissant comme “ la seule preuve valable de l’amour ” et termine en se prononçant contre le travail à l’extérieur et l’avortement. La féministe déclare, pour sa part, la fin “ du règne de l’homme ” et le moyen d’y atteindre par sa libération des institutions traditionnelles; ce n’est qu’ainsi que prendra fin son rôle “ d’esclave d’un esclave. ” Dans un autre temps, une jeune étudiante, une femme de carrière et un homme nouveau font part de leur vue du problème et le public est invité par les comédiens qui se transforment ainsi en animateurs à ajouter ici ses arguments et ses réflexions.

Le sacré et le profane
Les rites et les symboles relèvent d’une vision du monde où co-habitent le sacré et le profane. Les scènes se succèdent comme autant de voyages dans le temps et à l’intérieur de soi. Et le rôle de l’artiste, ici, s’identifie à celui du croyant, qui veut se faire la voix de la conscience d’une société. En faisant appel à une très ancienne religion universelle, le Chamanisme, dont les rites furent célébrés aussi bien chez les Asiates, les Grecs que les Amérindiens, Maurice Demers a voulu situer son spectacle au-delà de la réalité quotidienne. Mais d’autre part, sa volonté de créer au théâtre la fusion de l’art et de la vie et d’offrir une oeuvre ouverte lui permet de toucher la réalité des êtres de façon aussi vraie et instantanée qu’aucun théâtre n’a pu l’atteindre jusqu’ici. Le texte et la progression du spectacle par le conditionnement qu’ils impriment au spectateur, et par leur forme même, sollicitent encore de celui-ci qu’il continue et achève l’oeuvre. Son théâtre ouvre essentiellement sur l’art populaire et l’oeuvre collective, aussi bien lors de la préparation que de la représentation du spectacle qui s’appellera, selon le langage employé, soirée-choc, manifestation-participation, animation culturelle. Car Maurice Demers a fait appel à différents groupes, étudiants, travailleurs, comité de citoyens, pour chacun de ses spectacles précédents et il a l’expérience de ces vocabulaires divers.
La relation scène-auditoire, et surtout, la relation comédien-spectateur est complètement redéfinie. Les spectateurs sont groupés autour du lieu scénique où s’accomplissent, tels que prévus par le jeu, les rites et où sont données les prises de position des divers figurants. Mais ils peuvent occuper la scène centrale à n’importe quel moment par la participation verbale; à la fin du spectacle, l’union dans un repas symbolique groupera au centre de la scène toute la salle. D’ailleurs, pour rejoindre les gradins coussinés — les fauteuils des spectateurs — on emprunte nécessairement l’espace aménagé pour la scène. La démystification est aussi totale à l’endroit des musiciens, dans un angle de la salle, des décors descendus ou re-hissés au plafond après leur utilisation. Les comédiens et les figurants ne disparaissent à aucun moment dans les coulisses, mais vont au contraire prendre place dans les gradins d’où ils se lèveront pour se présenter : “ Je suis Pierrette Vachon-l’Heureux. Ce soir, je dis le rôle de Chantal Roy-Smith...” Le comédien n’a de masque que celui que le spectateur a voulu lui prêter pour mieux s’y refléter, le mettre en question. Le spectateur devient ici, en quelque sorte, un metteur en scène qui devant certains éléments, propose —et impose— par sa présence et ses arguments, tel ordre, tel rythme au spectacle, prouvant la nécessité de tel décor, montrant le moment et la manière de tel geste, l’intonation de telle parole. Ainsi, cette femme au cours d’une représentation qui demanda qu’on aille aussitôt ajouter la tête à la “ femme-objet.” Et sa pensée coïncidait au rythme et au schéma offert par le spectacle. Une fois le geste accompli par le figurant, elle ne put retenir un mouvement de satisfaction. Cette démystification et non négation, du comédien en tant qu’objet d’un drame à proposer à l’auditoire doit s’accompagner d’une prise de conscience de celui-ci de son nouveau rôle d’animateur. Le spectacle se joue, mais il ne vise pas la performance de quelques virtuoses, mais avant tout il est issu d’un jeu collectif rendu cohérent et nécessaire par la sincérité et l’engagement de l’animateur.

Demers : de la sculpture au théâtre
Une production de cette importance nous amène à approfondir le sens de la démarche de ce jeune concepteur Maurice Demers qui, de la conception de décors pour le théâtre ou encore, de décors d’une salle pour certains types d’activités, a senti la nécessité du théâtre qui lui permet d’atteindre à un niveau d’échange plus direct avec le public.
Demers est avant tout un chercheur autodidacte et sa personnalité étonne par sa simplicité et sa disposition à tout remettre en question. Né en milieu ouvrier, il perdit sa mère à l’âge de trois ans. Il se dirigea très tôt vers les arts graphiques et devint artiste commercial. L’art commercial, malgré un attrait pour la recherche et le dessin, lui apparut bientôt comme la perpétuation de l’aliénation du consommateur. De là, la seule démarche possible : réapprendre les besoins véritables des gens pour recréer leur environnement, en faire un lieu plus sain et plus humain. Il ne savait pas alors jusqu’où le mènerait cette recherche. Il explora successivement des sujets d’études fort variés, passant de la psychologie des couleurs, aux arts appliqués et à l’étude de la sculpture. Après une exposition en septembre 1967, il sentit que cette manifestation marquait pour lui la fin de l’oeuvre d’art : il ressentait la nécessité de s’adresser plus directement à l’humain.
Un choc déterminant de son orientation future : celui de l’Exposition Universelle de 1967. Un acte à l’échelle du monde était tenté ici et aboutissait à une oeuvre gigantesque. Dès 1968, la création d’un environnement, “ Futuribilia ” composé de divers jouets spatiaux, robots téléguidés dont un véhicule “ l’Aéronef ” partait à la découverte du monde spatial fit dire à la critique : “ Demers a le sens du “ jeu ”. L’Art en a grand besoin » Il accédait ainsi à la prise de conscience d’un monde cosmique auquel il ressentait la nécessité de se relier.
De sa contribution au Pavillon de l’Insolite à Terre des Hommes en 69, il retint la remarque d’un visiteur devant ses appareils : “ On se croirait sur une autre planète ”. Demers note que la nécessité lui apparut, claire et impérieuse alors, d’atteindre plus directement le social et le politique en retournant à la source des préoccupations de chacun.
Il se familiarisa avec la dynamique de groupe et entouré selon le projet en cours d’une équipe de jeunes travailleurs, d’un comité de citoyen, de comédiens, ou d’animateurs culturels, il monta successivement “ Noël et la société de consommation ” en 69, chez les Pères du Saint-Sacrement, et surtout “ Les travailleurs ” en février 1970, une soirée-choc, dont il dut défrayer lui-même les frais, mais dont le succès semblait prouver que “ l’art devait être mis au service d’une politique et d’une société. ” Un autre spectacle “ L’Amour humain ” présenté en mai 70, brisait catégoriquement la barrière entre le spectacle et le spectateur, c’était une voie de non-retour.
Sa conception de l’environnement du spectacle “ Femme ” est marquée par l’influence du chamanisme, étude entreprise à ce moment. Fait singulier, au moment de confier l’environnement musical à un jeune compositeur, il arrêta son choix sur Claude Vivier qui, de son côté, faisait la même recherche. Vivier termine des études en composition au Conservatoire de Musique de Québec où il a travaillé avec Gilles Tremblay et Serge Garant et poursuivra à Cologne des travaux en musique électronique. Le monde de la musique actuel lui paraît marqué par l’influence prédominante d’un grand maître soit Stockhausen. Deux oeuvres de ce jeune créateur furent données à Montréal : « Proliférations » et « Hyérophanie » (Révélation du sacré) où l’on sent partout la marque du religieux. Vivier en parlant du problème féminin que c’est à un équilibre de soi que l’être doit atteindre et, qu’à ce titre, plusieurs rites du spectacle sont asexués en ce qu’ils s’adressent à l‘humain d’abord. L’impossibilité de communiquer, — et certains moments du spectacle nous renvoient des sons et des messages sourds venant de la radio, symbole, pour lui, de cette distance impossible à combler — voilà le problème et la véritable pierre d’achoppement entre les êtres.
Dans la conception du théâtre de Maurice Demers, il appartient à l’homme de refaire l’ordre des choses mais cette fois, avec l’aide de la technologie. À l’âge de l’homo spatialis, il est plus que jamais nécessaire d’utiliser ou d’aménager tous les types de communication possible : relier l’homme à l’univers en le faisant accéder à une vision cosmique : peut-être l’apparition récemment du phénomène de la drogue dans notre milieu est elle issue de la même volonté de s’ouvrir au monde.
Devant le dernier tableau de l’oeuvre où la femme assumant enfin ses pouvoirs, apparaît comme un nouvel intermédiaire nécessaire entre les hommes, on entrevoit soudain plus clairement que la femme, en se libérant, pourrait peut-être créer un monde meilleur.

Denise Marchand
Châtelaine, juin 1971.