L’art au coeur de la ville

L’art au coeur de la ville« Appelez-moi Ahuntsic » © Photo : Réal Filion, montage Maurice Demers

Lorsque j’ai amorcé la conception et la réalisation de mes quinze environnements interactifs, participatifs et créatifs, au cours des années 1960, 1970, le climat social m’apparaissait sombre. L’on vivait alors de plus en plus au sein de nouvelles natures urbaines, faites de béton et de métal. Isolés, les habitants de la terre se sont alors réfugiés dans leurs habitations, la télévision aidant, ne connaissant plus l’expérience humaine directe. Ils ont ainsi mis fin, à part quelques exceptions, à une tradition millénaire de rencontres fraternelles. On faisait fi, des besoins fondamentaux que représentaient les grandes fêtes archaïques qui soudaient les peuples, des contacts vivifiants dans les agoras de l’Antiquité, des face à face enrichissants dans les maisons du peuple que représentaient les cathédrales du Moyen-Âge et par la suite des parvis des églises de leurs villages depuis des centaines d’années. À l’aube du monde contemporain, les citoyens se privaient alors de besoins vitaux, existentiels.

Dans le domaine des arts visuels, je me sentais excessivement mal à l‘aise dans le contexte d’académismes à la mode émanant principalement des vieux pays. J’ai cru qu’il fallait aller jusqu’à remettre en cause à la fois la finalité, voire les fondements mêmes du monde des arts et de la culture, en société occidentale. Or voilà que ce ne sera pas chose facile. Intégrer l’art au sein du vécu quotidien et non seulement au coeur des institutions artistiques, allait être encore plus difficile. Car, la vastitude de l’art étant immense, elle s’est retrouvée infiniment réduite depuis plusieurs siècles. Il n’était donc pas étonnant que les artistes en arts visuels oeuvraient enfermé dans leurs antres.

Il s’avère primordial de retourner ici aux sources mêmes de la culture pour retrouver son vrai sens. « L’invention de l’outil (est) la première manifestation culturelle de l’humanité », nous dit Yves Coppens (« L’homme préhistorique en morceaux », page 214, 2012). Cette immense invention est, disait-il, « la première intervention délibérée de l’homme sur son environnement » (P.233). Évoluant sans cesse, sous les traits de « la matière inerte à la matière vivante à la matière pensante » la culture devait être, dès son origine, affaire d’efficacité au service de l’évolution du genre humain. En outre, elle devait devenir « cause de la libération de l’homme, héritière du préhumain, cause de l’acquisition de sa dignité, cause de son emprise sur la nature et, bientôt, de sa maîtrise de sa propre évolution » (p.217). Il devenait donc essentiel de redonner son vrai rôle à la culture.

Ressentant, voire, intuitionnant ce type d’évolution, j’allais alors, à partir des années 1966, m’engager sur les voies d’une tentative de régénérescence, non seulement de la culture, mais également de l’être humain et de son prolongement : l’environnement. À la recherche de l’utopie de l’homme nouveau vivant dans un monde nouveau, je cherchais à rendre l’art utile dans le sens d’être au service de l’accomplissement de l’humanité.

Pour ce faire, il fallait entre autres, oeuvrer à agrandir le champ de l’art. Il s’avérait donc primordial, pour cela, de s’affairer hors les murs, en sortant des vases clos que sont les ateliers, en vue d’intégrer l’art au coeur même de la société. La pratique de la culture devait devenir active, par une nouvelle forme d’art urbain . Les individus devaient cesser d’être passifs, ils devaient quitter le rôle de spectateur pour adopter celui d’acteur, de cocréateur, voire de créateur de soi avant tout, et de la société qui se fait. Il devenait incontournable de franchir le passage de l’objet d’art au sujet d’art, afin de rendre l’art et la culture vivante. Pour arriver à ces fins, j’ai inventé un nouveau langage fait de pictogrammes et d’idéogrammes pour établir une rythmique et une symbolique devant servir à la conception et la réalisation de ces environnements complexes. Je me rendais compte alors que cette façon de s’exprimer était liée au prélangage. À ce sujet, il est important de constater que l’art a été le premier langage de l’Homme et qu’il allait orienter son évolution durant des millénaires. Grâce à l’invention des nouvelles technologies, le monde devenait de plus en plus culturel, c’est-à-dire fabriqué d’esprit et de mains de femmes et d’hommes de notre temps. Dans un univers multidimensionnel, la pratique d’un art pluridisciplinaire s’imposait. Ainsi naissaient de nouvelles alliances : le métissage de l’art, de la science, de la technologie et de la vie quotidienne. La personnalisation de l’individu s’avérait impérieuse, au coeur d’un monde d’objets de consommation vénérés à outrance, cela dans un contexte de village global déshumanisant. L’interaction, la participation, la cocréation et la création s’imposèrent alors. Tous les intervenants au sein des environnements créés, participaient à l’instauration de nouvelles règles artistiques. C’était l’heure du réveil des communautés, de l’atteinte de la conscience collective, bref, d’un « nous » créateur original. L’art empruntait ainsi le chemin de la démocratie participative, qui allait devenir un des principaux buts à atteindre.
Ainsi s’accomplissait la démocratisation totale de la création artistique; c’était la production d’un art de mise en scène collective, du drame de la vie quotidienne d’un peuple à une époque donnée. Cela témoignait de l’identité nouvelle de notre nation. Je l’ai déjà écrit ailleurs, mais il est important de le répéter ici, ces pratiques ont instauré certains des paradigmes et des archétypes des premiers matins de l’art contemporain. Grâce à la pratique de la cybernétique et de ses « feedback », nous défrichions alors les sentiers des cybermondes à venir. Toutes ces innovations nous ont fait entrer dans une ère nouvelle, celle de la postmodernité. Engagés sur des chemins de non-retour, nous tracions ainsi les voies du printemps d’une révolution sociale qui allait éclater au début du troisième millénaire. Cette « révolution de la quotidienneté » fut l’aurore d’un grand moment de notre histoire, vécu au coeur de notre Révolution tranquille.

C’est au sein de notre cité, ici même à Montréal, que cette mutation profonde s’est accomplie. Pendant plusieurs mois, je me suis infiltré dans plusieurs quartiers de la ville pour communiquer, voire pour communier avec les gens, et ce parfois des nuits entières. Je suis entré en contact avec les femmes, les hommes, les jeunes dans les centres communautaires, les comités de citoyens, les syndicats, les centres paroissiaux, les Cégeps et les Universités. J’ai lancé des concours de photographie, de macarons et j’ai inclus le département d’histoire du Cégep d’Ahuntsic, pour donner une identité au domaine. J’ai sollicité les départements d’animation sociale et culturelle de l’Université du Québec pour motiver, éveiller et rendre vivant le milieu. J’ai impliqué plusieurs artistes pour qu’ils s’engagent dans le projet. J’ai implanté plusieurs ateliers de créativité au service de tous les citadins et j’ai créé une Fondation pour l’émancipation et la libération des citoyens. Des gens de toutes nationalités, des élèves, des professeurs, des spécialistes sont entrés de pied ferme dans l’aventure. Tous les quartiers impliqués se sont transformés en laboratoire artistique. En étroite collaboration avec les communautés, j’ai de mon côté, souhaité sortir de la banalisation du quotidien en poétisant, en dramatisant la « réalité autre » que nous étions en train de vivre si intensément. Et c’est à l’aide de la conception et de la réalisation d’environnements intégraux, sous forme de grandes fresques vivantes qui donnaient une âme à la cité, que j’y suis parvenu. Ces expériences, témoignant d’un processus de vie particulier sous forme de rituels contemporains ludiques, voire festifs, ont connu un immense succès auprès des médias.

En tissant des liens étroits entre l’art savant et l’art populaire, je rejoignais une autre grande période de l’histoire de l’humanité. C’était celle de la communion cosmique de l’ère du compagnonnage que fut l’époque médiévale. Par la création de mes environnements multidisciplinaires et grâce à un agir total, j’entrais d’ailleurs en contact avec toutes les grandes périodes d’homogénéité de l’Histoire. Au Moyen-Âge, l’artiste était un artisan au même titre que le forgeron, le tailleur de pierre, le potier, le verrier, etc. À ce moment, les gens de l’oeuvre et les maîtres de l’oeuvre travaillaient en étroite collaboration et tous exprimaient leur vie intérieure, modelant à la fois le milieu naturel et culturel.

Puis lors de l’arrivée de la Renaissance, le créateur des beaux-arts a franchi le passage des « arts mécaniques » aux « arts libéraux ». Il a ainsi été consacré en tant qu’artiste. Malgré cette époque d’humanisme, devenant un intellectuel, il s’est éloigné du monde, pour se mettre au service des princes, des gens d’Église, de l’aristocratie et quelque temps après de la bourgeoisie. Avec l’essor du commerce, de l’industrie, bref du capitalisme dans son ensemble, les bourgeois vont préférer les ingénieurs, au détriment des artistes. Ils entreront en effet en rupture avec ces derniers. Dans un vaste contexte de croyance au progrès, les révolutions commerciales et industrielles successives vont glorifier l’appât du gain et donc tout ce qui sera d’une grande rentabilité. À ce sujet, les ingénieurs, munis de leur science et de leur technologie, seront les maîtres d’oeuvre d’une performance et d’une efficacité, au service de la cupidité bourgeoise, d’une société de consommation à outrance et de pseudo besoins. S’ensuivit un désintéressement du public face à l’art, considéré inutile et non rentable. Il sera ainsi relégué au second plan. À l’époque contemporaine, le marché de l’art deviendra une des grandes vedettes des années 1960. Avec l’apparition du néolibéralisme du début des années 1980, le capitalisme deviendra sauvage, et tout sera alors sous l’emprise des hommes d’argent. Dans ce système, le paradigme de toute chose sera dorénavant et malheureusement basé sur l’entreprise et leurs gestionnaires.

Dans cet espace-temps plusieurs fois centenaire, où l’on a négligé l’éducation artistique, il n’est pas étonnant qu’Hegel ait lancé l’idée de la mort de l’art dès 1820, et que cette idée se soit amplifiée au début du XXe siècle pour se poursuivre jusqu’aux grandes révolutions de la deuxième moitié du XXe siècle. Aux mêmes moments de l’histoire, on en est venu à considérer les peintres et les sculpteurs comme des « artistes maudits ». Et pourtant l’artiste n’est ni un produit et l’art ni une marchandise, n’ayant donc pas à répondre aux critères du marché.
Entretemps, en cette époque de déconstruction à l’avant-scène du XXe siècle que fut le XIXe, on aura assisté à d’autres grandes tentatives : l’idée de la naissance de l’art social, de la démocratisation de l’art, de l’esthétique généralisée et de l’art populaire (Proudhon, Fourier, Viollet-le-Duc, etc.). Malheureusement, ces révolutions n’ont pas réussi en ce sens qu’elles ne se sont jamais implantées dans les milieux de vie.1

Pour moi, l’art ne sera jamais, et j’insiste sur ce fait, une chose à vendre, mais à vivre. Je considère que sa finalité est tout autre. D’ordre spirituel et profondément humain, l’art est un processus d’expériences vécues en permanence, en vue de permettre aux citoyens d’être pleinement conscients et d’atteindre l’épanouissement total. De là l’importance de s’incruster au coeur de la cité, afin que médiateur, animateur et découvreur, l’artiste puisse faire en sorte que les gens vivent avec art.
Cette révolution sociale, culturelle et populaire, émanant à la fois de l’élite et des citoyens s’est infiltrée, dans tous les coins et recoins de notre société, afin d’instaurer un nouvel art de vivre, à la fois personnel, collectif et démocratique. Cela s’est produit, en particulier, à partir de l’année 1968, et ce, jusqu’à l’an 1975, à Montréal.
La production d’environnements intégraux, exprimait l’imaginaire, incarnait les rêves et les aspirations de notre nation, au sein d’un vaste processus identitaire. L’art démocratique allait alors remplacer l’art aristocratique et bourgeois. Si j’ai cru ainsi nécessaire d’élargir la dimension, la mission de l’art à une plus grande échelle, c’est que je croyais que l’ensemble de l’existence émanant du milieu de vie, forge la culture et parachève la mise en oeuvre de la cité.

À la suite d’études approfondies en histoire de l’art (en tant qu’autodidacte), je ne connais pas de précédent, depuis le début de l’Histoire, à l’établissement au coeur du quotidien, d’un art authentiquement populaire, fait pour, avec et par les citoyens.

Maurice Demers
29 juin 2012

1 Pour en connaître davantage sur cette vision de l’évolution de l’art, consulter Michel Ragon « L’art : pour quoi faire », Casterman, 1978.