Instaurer le "nous" créateur

Tout au long de ma carrière, j'étais hanté par l'idée d'atteindre des sommets d'humanité. Pour ce faire, j'ai désiré instaurer le "nous" créateur. J'ai cru qu'en agissant collectivement pour améliorer le sort des femmes et des hommes, les forces vives et actives allaient se multiplier à l'infini. Et c'est véritablement au nom de la démocratie que j'ai réagi si fortement, répondant ainsi à l'une des principales obsessions des années 1960 et 1970, qui était celle de libérer les esprits.

Ce "nous" créateur est intimement lié aux notions d'art populaire qualitatif c'est-à-dire de l'art d'un peuple tout entier, de l'art social et de l'art engagé politiquement. Cette nouvelle réalité germe dans la pensée des Hommes depuis le XIXe siècle. Dès cette époque, Pierre-Joseph Proudhon rêvait d'une révolution permanente qui ouvrirait des perspectives sociales inattendues. N'anticipait-il pas une nouvelle réalité spatio-temporelle en revendiquant "un art en situation, populaire et spontané, proche de la vie?"

 Il était en cela accompagné par quelques grands créateurs, notamment les membres du mouvement Arts and crafts et l'architecte Violet-le-Duc qui déclarait: « Tout ce qui n'est pas fait pour le public est destiné à mourir. [...] Les arts ne peuvent trouver leur assiette, se développer et progresser que dans le milieu vivant de la nation; il faut pour ainsi dire, qu'ils circulent avec son sang, ses passions et qu'ils reproduisent ses aspirations"(Encyclopeadia Universalis, Modern style). À la fin du siècle et au début du XXe, cette tendance ira s'accentuant, avec l'avènement de l'Art nouveau, ce mouvement d'art total et intégrateur. Il avait la volonté de "transformer le cadre de la vie quotidienne en abolissant la distinction entre les arts majeurs et les arts mineurs. L'Art nouveau veut être celui du bonheur quotidien dans la rue et dans la maison". En outre, il avait «l'ambition de participer au mouvement social et de s'engager dans les luttes menées alors par les travailleurs. "L'art pour tous", "l'art pour le peuple", "l'art social" sont des formules auxquelles tous    les    artistes   de 1900   ont adhéré »(ibid.).

C'est lorsque j'ai accompli le passage de l'action à la notion et que j'ai voulu tenter de comprendre et par la suite révéler "ce qui venait d'arriver" d'innovateur avec la création d'une multitude d'environnements plastiques, que je pris conscience de cette grande révolution du XIXe siècle. Ces études et ces recherches approfondies m'ont permis, avec ces découvertes majeures, de connaître un grand bonheur et une affinité profonde, voire viscérale avec ces grands créateurs.

Autre grande révélation: quand je pris connaissance d'une totale remise en question de la finalité de l'art, dans les Temps sombres du milieu du XXe siècle.  Nous sommes dans les années 1930 et le climat absurde d'une imminente catastrophe règne. C'est alors que la véritable condition du "citoyen du monde" se révèle à l'humain, dans une authentique plongée vers un "réel" inéluctable et parfois fatal.

C'est dans l'Occident tout entier qu'on se posera alors les questions les plus pertinentes. Fallait-il "préparer l'avenir d'une société sans classes et la "future assomption de l'art dans la vie quotidienne" (D. Semin). Faut-il insérer sa pratique artistique dans les luttes sociales et politiques immédiates, au risque parfois du populisme et du didactisme les plus affligeants? Faut-il encore maintenir une "tradition française" à l'exemple de tant de grands maîtres qui se replient alors sur leur savoir-faire? Ou bien la revivifier à l'exemple des oeuvres du Moyen Âge, pour mieux l'enraciner dans ses fondements terriens et populaires?" (Universalis 80, "L'art dans les années 30 en France", p.452-453).

Cela ne devait pas demeurer une suite de concepts. Il me fallait alors créer un média original qui mettrait en oeuvre mes pensées —qui rejoignaient ces dernières— à travers le processus de cheminement d'une ère nouvelle. Ce fut en paroles et surtout en actes qu'avec la collaboration de communautés entières au cours des années 1960 et 1970, je réalisai concrètement des événements artistiques qui allaient instaurer, dans la nature urbaine, cette nouvelle réalité artistique. Cela en grande rupture avec la tendance majeure de l'art depuis l'univers gréco-romain. Les environnements que j'ai conçus et réalisés sont en effet un rejet des grandes traditions académiques datant de plusieurs millénaires. Passant de l'art aristocratique, bourgeois, élitiste, à l'art citoyen et n'oubliant personne, il s'agissait de créer de l'art utile, fonctionnel, en vue d'oeuvrer à fabriquer de la quotidienneté qui serait au service de l'humanité tout entière. Le "nous" rassembleur et créateur succède alors au "je" et l'art cesse ainsi de s'éloigner du peuple. Les artistes renoncent à leur isolement et à leur non-engagement. Les citoyens ne sont plus négligés. Le spectateur devient acteur, voire auteur. C'est dans l'harmonie la plus totale qu'une nouvelle humanité heureuse, parce qu'agissant de façon interactive, participative et créative, est appelée à s'épanouir et à accomplir sans entraves sa destinée; car l'art mis au service des Hommes n'a plus de frontières. Ces environnements participatifs sont des armes, pouvant permettre à des masses imaginatives, intuitives et créatives de s'unir afin de concrétiser leurs immenses potentialités, pour vaincre les injustices sociales, inventant ainsi, non par la violence, mais par l'entraide, le partage et la solidarité, les modèles dévoilant les moyens d'espérer, de vivre heureux et de s'épanouir.