Nous avons « changé le monde »

En cette ère d’ouverture que furent les années 1960 et 1970, ces grandes années de notre histoire, en tant qu’artiste des arts visuels ayant créé 15 événements-environnements participatifs ou interactifs, j’ai désiré sortir de la « fenêtre » artistique fictive que représentait la peinture pour entrer de pied ferme dans le tableau vivant du monde. Il s’agissait alors de quitter les espaces exigus et clos de mon atelier afin d’agrandir le champ de l’art et d’élargir le métier d’artiste, et ce, à la dimension de l’architecture éphémère, voire de l’urbanité. Pour ce faire, il fallait emprunter certains éléments de plusieurs disciplines.
En effet, en cette ère spatiale où nous perforions l’atmosphère, pour nous aventurer sur les courbures de l’espace intersidéral du cosmos, l’horizon s’éloignait et tout devenait possible pour les femmes et les hommes de ce temps.
L’importance de créer de nouveaux liens s’imposait dans la nouvelle nature urbaine de nos cités modernes, où chacun vivait isolé ne connaissant plus son proche voisin. Après tout, depuis des millénaires, les Hommes ont trouvé prétexte à célébrer ensemble les grandes fêtes de la préhistoire où l’art rythmait la vie; ils ont agencé des échanges fructueux dans les lieux humains des agoras de l’Antiquité; au sein des vibrants lieux de vie que furent les cathédrales du Moyen Âge, ils ont su planifier des temps de sociabilité; sur le parvis des églises au coeur des villages de nos ancêtres, tout le monde se connaissait et la fraternité régnait. Il devenait donc urgent qu’une résurgence de cet esprit advienne.

Le climat de cette époque charnière

Plusieurs pays du monde étaient alors à feu et à sang. Ici, on vivait passionnément notre Révolution tranquille, au point où nous avons fait naître une nouvelle ère culturelle. L’effervescence était à son comble. Et que dire, de l’influence notoire qu’exerça sur nous EXPO67, lorsque certains des  plus grands créateurs du monde  nous offrirent ce qu’ils avaient de meilleur en fait de création ?De toute façon, l’ambiance de cette époque nouvelle était à la fête, tant sur le plan culturel, que politique.
Quelques artistes s’affairèrent donc à bâtir une culture nouvelle et les politiciens une nouvelle politique. Avec l’aide de la pilule, la femme prenait possession de son corps, durant que le travailleur s’émancipait, que l’étudiant avait plus facilement accès aux études supérieures, etc. Certains s’activaient à bâtir pays, dans un système social-démocratique. Quelques décennies plus tard, le néolibéralisme gâcha la sauce en faisant en sorte que le paradigme principal devienne l’économie. Une de nos plus grandes victoires fut de libérer la parole et le geste afin que survienne l’identité du citoyen d’ici, le Québécois, de même que l’atteinte de son autonomie au point de vue psychologique. Cela nous amena à vouloir tracer la voie de notre destinée. Ainsi personnalisé, dans un univers de consommation de masse aliénante, les Québécois prirent alors contrôle de leur propre vie.

Sortir d’une atmosphère de morosité

À peine sortis d’une suite d’années sombres, où régnait l’autoritarisme des institutions religieuses en complicité avec le pouvoir politique conservateur, nous constations qu’une libération s’imposait. Il fallait créer une réalité autre. Au niveau des arts, la situation n’était pas plus florissante. Le grand Art avec ses réalités hiérarchique et élitiste prédominait. C’était encore au temps de l’art abstrait et ici au Québec de l’art postautomatiste affiché sur les cimaises des galeries de la rue Crescent et de la rue Sherbrooke Ouest.

J’étais très mal à l’aise dans cet univers. Je songeais plutôt à fusionner la culture savante et la culture populaire. Pour moi, la solution résidait dans le fait de m’enraciner dans la vie de certains quartiers de la cité. Pour ce faire, il fallait changer les règles, voire les normes de la pratique artistique. La finalité de l’art ne devait plus résider dans un produit, mais dans un processus. Nous allions devenir des êtres en mouvement, des nomades. Je percevais l’art comme étant une ultime présence au monde qui allait transformer l’éternel spectateur inactif en acteur actif. Fini le temps des êtres obéissants, dociles et à genoux. Le but à atteindre  se trouvait  donc dans la création d’une culture active qui procèderait à la révolution du spectateur. En une première étape, l’aspect ludique m’aida à favoriser la participation des individus à l’oeuvre d’art. Or voilà que pour donner un sens à tout cela, la démocratisation de l’art ne suffisait plus, il fallait aller encore plus loin. En s’élargissant, l’art emprunta en outre les voies de la démocratie et des univers social et politique.

Créer une démocratie participative

La tâche s’avéra énorme. J’ai dû réunir différentes équipes multidisciplinaires afin de mener ces projets à bonne fin. Elles étaient composées d’une multitude de personnes allant du plus humble des individus au plus grand des spécialistes. L’interaction, la participation, la cocréation et la création formèrent les mots clés me permettant de concrétiser le « nous » créateur qui émergeait. Le tout se déroulera en trois étapes : premièrement, des environnements ludiques où le participant manipule des sculptures cybernétiques composées de jeux pour enfants adultes ; deuxièmement, des expériences sociologiques et anthropologiques formées d’événements de conscientisation où chacun s’émancipe et dévoile son identité ; troisièmement, des rencontres festives sous forme d’avènements de libération où les citoyens d’une communauté accèdent à la délivrance par la créativité. Les quartiers empruntés pour vivre ces expériences époustouflantes furent : le Plateau-Mont-Royal, Ahuntsic ainsi que la paroisse Saint-Louis-de-France. De prime abord, on peut difficilement imaginer combien la vie change lorsque, après des mois d’animation et de formation, avec l’aide de certains spécialistes, les citoyens prennent confiance en eux-mêmes, ils accèdent à une conscience du monde et deviennent, selon les circonstances cocréateurs, voire créateurs d’une réalité qui se forge au jour le jour. Le sociologue Marcel Rioux, ayant fait parti de ces oeuvres, m’avoua que c’est typiquement ce qui l’a inspiré pour écrire que nous participions, à travers ces projets, à une véritable « révolution de la quotidienneté ». Cet art communautaire s’est concrétisé en collaboration avec les mouvements sociaux de ce temps. Les instruments de cette démocratie participative originale furent la cybernétique et ses « feedbacks », les nouvelles technologies, les actions libres et concrètes, les interventions et les contacts des femmes et des hommes en vue de communiquer, voire de communier ensemble à l’échelle locale et à celle du « village global ». Il s’avère également incroyable de constater la force, la puissance que peuvent posséder un grand ensemble de citoyens pacifiques, qui se mettent en marche pour défendre une cause. Nous l’avons expérimenté récemment lors de notre nouveau printemps.

Un art vivant

Ce mouvement socialement engagé est un art vivant  se manifestant  à travers de vastes fresques animées. Il entre en synchronicité avec la découverte de la structure de l’ADN par Watson et Crick en science ; avec la pensée que Gaïa est un être vivant de James Lovelock ; avec l’action de détecter l’écologie de Pierre Dansereau ; etc. Ainsi, après avoir pratiqué pendant si longtemps en arts visuels  le culte de l’objet, il sera dorénavant question de miser sur l’être humain et ses multiples potentialités. Il s’agira de réaliser alors le passage de l’objet d’art au sujet d’art. Par ce nouvel humanisme, l’art se met au service de l’humanité, visant ainsi à se tenir éloigné de la prison de l’égocentrisme. Il y a une énorme différence entre la vision du tableau de Maurice Denis au début du XXe siècle et celle de l’artiste précurseur de la deuxième moitié de ce même siècle. Denis ne disait-il pas : « se rappeler qu’un tableau — avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote — est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». Lors des années 1960, ce même tableau, en prenant vie, s’est complexifié. Au lieu d’être simplement un métissage de lignes, de formes, de couleurs, de textures, sur une surface plane, il devient en plus : un lieu multidimensionnel dans le temps et l’espace composé de gestes, d’actions, de comportements, de mouvements éphémères, d’activités, d’attitudes, de situations et de présences d’êtres humains en devenir comme matière première. Cet art vécu se manifeste, par une espèce d’art en acte, qui se métamorphose en fragments de vie, en moments d’existence d’une nation. Il est dorénavant reconnu que nous sommes ici en présence de plusieurs des paradigmes ou si l’on veut des archétypes, non seulement de l’art contemporain, mais également du monde contemporain, qui ont préparé la venue du XXIe siècle.

Au cours du déroulement de ces événements-environnements, nous avons vécu de grandes choses en fait de réalités subjectives. En entrant dans « Futuribilia » ce premier village cybernétique, les participants ont organisé des voyages sur d’autres planètes ; dans « Les mondes parallèles » à Terre des Hommes, nous avons exploré les ouvertures du « Village global » ; dans « Femme », les visiteurs ont fêté la venue de « l’Ève future » ; dans « Crée ou crève », le citoyen est sorti de l’état d’homme anonyme pour se métamorphoser en remarquable créateur ; dans « Appelez-moi Ahuntsic », lapopulation d’un quartier de la ville de Montréal a vécu une onde de choc en s’accomplissant à l’aide de la création; avec « Ahuntcirque », une communauté entière a mis en scène un grand événement artistique ; etc.

Et ce changement se perpétue...

Cette plongée dans la vie quotidienne rappelle la collaboration des gens de l’oeuvre et des maîtres de l’oeuvre qui, à l’ère médiévale, oeuvraient ensemble à bâtir la maison du peuple. Les créateurs étaient alors reconnus comme étant des artisans. Lors du passage des « arts mécaniques » aux « arts libéraux » à la Renaissance, on assista à la venue au monde de l’artiste, cet intellectuel pratiquant les beaux-arts. Son art devenant un luxe, il le mettra au service des princes, des rois et du clergé. L’art s’éloignera ainsi de l’existence pour orner graduellement les temples et les riches salons de l’aristocratie, la bourgeoisie et l’élite.
Cinq cents ans plus tard, c’est-à-dire à partir des années 1960 et au cours de l’année 1968 en particulier, l’art plonge à nouveau au coeur de la vie quotidienne du peuple. Il rejoint, tel qu’il en a déjà été question ici, ses aspirations sur le plan démocratique, ses préoccupations au niveau social, de même que ses engagements politiques. En sortant des frontières conventionnelles de l’art pour l’art ou de l’unique pratique artistique, il crée de nouveaux réseaux sociaux, intuitionnant ainsi, presque une décennie avant l’arrivée de l’ordinateur personnel, la venue des cybermondes. Une nouvelle réalité culturelle se met alors en marche.
Cette fois, nous avons véritablement fait un pas en avant, en ce qui concerne l’évolution des communications. Tout citoyen peut aujourd’hui aspirer, avec l’aide des toutes dernières technologies et des ouvertures des univers numériques du 2.0, s’épanouir pleinement par la créativité. Et il s’avère que ce cheminement est à jamais engagé sur le chemin du non-retour.


Maurice Demers
Sculpteur, créateur d’environnement.
Janvier 2013